Monday, July 18, 2005

Ne jetez pas de cailloux au Zébu placide...


J’ai recueilli, il y a très longtemps, des lèvres d’un vieux sage chinois qui croisait mes pas dans la galerie forestière de mes rêves, un proverbe qu’il me confia comme une réponse à mes douleurs de jeune coopérant en butte aux doutes et frustrations de mes rapports avec mes amis africains. Son proverbe, écrit en népalais ancien sur un parchemin très semblable à l’accordéon d’un livret de prières, disait approximativement : " Ne jetez pas de cailloux au Zébu placide qui dépose sa bouse sur la route bitumée ".
Comme je n’y comprenais rien, car je ne suis pas familier des métaphores du népalais littéraire, le vieux sage m’expliqua, en un patois thibétain qu’il maîtrisait fort mal, que le zébu est soumis aux lois de sa nature et que, par ailleurs, la route bitumée ne fait pas encore partie de sa "carte du monde". Au moins je savais ainsi, indirectement, que mon vieux sage avait lu, ou même rencontré peut-être, l’honorable Docteur El Kaïm. Cela me rassura, bêtement, en rapprochant soudain ma galerie forestière des quartiers résidentiels confortables du sud d’Ixelles.

Ainsi, m'expliqua-t-il, à travers les inconscients collectifs nous héritons du passé.
Les puissances coloniales étaient naturellement portées sur l’intervention paternaliste, qu’elle soit plus ou moins dirigiste ou plus ou moins charitable. Mais, en toute hypothèse, elles n’avaient aucune connaissance de la réalité africaine telle qu’elle était vécue par la population autochtone car, occupées qu'elles étaient, soit à exploiter soit à apporter, qui la modernité, qui la religion, elles n’étaient jamais "à l’écoute". L’idée même qu’il y eût quelque chose à écouter leur eût paru saugrenue, même après moult libations de Primus ou de Tembo.
Le Zébu pie rouge placide et généreux écrasait la population mal connue sous le poids… de sa bouse blanche!

De l’autre part, à cette époque, les Africains ne distinguaient en rien un idéal civilisateur. Ils vivaient au quotidien le racisme ordinaire du petit blanc et personne ne leur donnait à comprendre le contexte global, si ce n’était, dans les missions, en une perspective chrétienne fort élémentaire. La technologie minière, la recherche agricole, la cuisine flamande, la sainte trinité, ne faisaient pas vraiment partie de leur carte du monde, aussi doué fût leur griot, même copieusement abreuvé du pombé de l'avant-veille!
Le Zébu pie noir placide et généreux écrasait la modernité mal comprise sous le poids de sa bouse noire!

Je pense que nous devrions en tirer une leçon.
Tout intervention européenne en Afrique a été, est et sera née d’un malentendu aussi longtemps que la majorité des Européens approcheront l’Afrique avec le sentiment qu’ils ont un devoir d’aide, car cela relève d’un paternalisme qui reste très (très!) proche de l’idéal colonial.
Et, symétriquement, tout désir des Africains de coopérer avec les pays industrialisés sera tout autant biaisé aussi longtemps que les élites africaines seront formées dans des universités européennes ou américaines et auront l’impression fallacieuse que leur dignité est renforcée par leur familiarité aux valeurs "occidentales".

En fait, comme dans un couple, comme dans une amitié, le rapport entre les peuples ne peut être équilibré, et donc fructueux et enrichissant, que s’il y a, de part et d’autre, une admiration, une quête, une demande de recevoir de l'autre le complément d’un manque. Comme on le chante en Wallonie:

Elle me l'avait todi promise, 's petite gayole (
1), 's petite gayole,
Elle me l'avait todi promise, 's petite gayole … pour mett 'm canari!

Comme aurait pu le dire mon vieux sage chinois, chantant , en revenant d'une guindaille hautement improbable, bras dessus-bras dessous avec l'honorable Docteur El Kaïm, encore faut-il qu'on ait conscience, de part et d'autre, de posséder l'un une gayolle et l'autre un canari! Et que l'on y ajoute, toujours réciproquement, une envie de ce qui nous manque.

Depuis les premiers mois de ma carrière en Afrique j’ai compris que c’était moi qui étais demandeur. Encore aujourd’hui je le suis. Demandeur d’être éclairé, apaisé même, par les valeurs qui tissent la société africaine. La fraternité, la joie de vivre, la simplicité, la sensualité, l’harmonie avec la nature, ... Demandeur de chercher ensemble comment ces valeurs peuvent aider, aujourd'hui, à construire "l'avenir de l'homme".
Je dois malheureusement admettre qu'à cette époque, dans mes galeries forestières équatoriales, mes amis africains ne m’ont pas accueilli volontiers dans leur univers. Soit ils n’ont pas cru à ma quête, soit ils ne l’ont pas comprise, soit, plus vraisemblablement, ils étaient eux-mêmes trop englués dans leur tropisme eurocentriste pour seulement imaginer la sincérité de ma demande.

J'ai donc dû lire, observer, voyager, comparer… j'ai dû méprendre de nombreuses bouses de Zébu placide pour des jugements originaux et éclairés. J'ai dû perdre, dans la lointaine Asie, auprès de vrais sages chinois et indiens, une partie de mes propres préjugés culturels. J'ai dû fréquenter, sous des cieux plus amérindiens, les spéléologies chamaniques que mes amis africains eussent été gênés de me faire partager chez eux. Enfin, j'ai pu fréquenter l'Islam sous divers cieux et découvrir peu à peu pourquoi il m'avait tant séduit chez les Africains du Sahel Malien ou Camerounais et tant inquiété en Egypte et en Arabie.

Et voilà qu'aujourd'hui, à Zinder,… je me sens, finalement, plus à l'aise avec mes collègues africains, plus proche d'eux. J'ose leur parler comme à des égaux dont, encore et toujours, j'espère recevoir autant que je ne suis prêt à donner.
Aujourd'hui, entre eux et nous, ce que nous voudrions leur apporter c'est un peu de dire-vrai. Appeler un chat, un chat.
Les amener à réfléchir à leurs codes sociaux de politesse et de respect et à prendre conscience du rôle de ces codes dans la permanence des archétypes de structure sociale hiérarchique et clanique, et, par là même, dans le gel de tout progrès du développement. Les aider à dépasser cette tradition de la politesse, de l'élégance verbale, de l'harmonie sociale et de la petite musique rassurante du discours codifié, pour y ajouter … sinon le respect de la vérité (qu'est-ce que la vérité?), au moins un goût de l'exactitude mathématique, de l'adéquation des rapports aux réalités factuelles, de la représentativité des échantillons, de la rigueur des formules logiques.
Comment imaginer des progrès économiques, sociaux, sanitaires, lorsque toutes les actions entreprises s'appuient sur des analyses dont la priorité est de ne déranger personne, d'avoir une allure extérieure très élitiste, et d'abonder surtout dans le sens des modes en cours chez les bailleurs de fonds et leurs contrôleurs sur place? A ce jeu-là, la tradition d'harmonie sociale à l'africaine a vite converti les experts européens de la capitale: s'il y a consensus, pourquoi scier la branche sur laquelle ils sont assis?

En échange, craignant toujours de projeter nos solutions sur des problèmes africains dont nous ne voyons que la vitrine extérieure, nous sommes et restons demandeurs de connaître et comprendre le jugement de nos collègues africains sur les problèmes de l'Afrique. Et surtout les solutions qu'eux-mêmes y apporteraient si leur créativité était sincèrement appelée à la rescousse (par sincèrement, je veux dire "avec de l'argent pour investir dans ces solutions", pas seulement avec un intérêt intellectuel comme celui qu'on a, par exemple, en Europe, pour la musique africaine).

Sauf rares exceptions, nous sommes mal reçus dans cette approche.
Le placide Zébu pie rouge scandalise en lâchant soudain sa bouse sur les pistes latéritiques traditionnelles.

Bien sûr, cet encouragement au dire vrai va à l'encontre d'un respect superficiel du discours de l'autre. Bien entendu, le reproche sous-jacent de préférer l'élégance de la forme à la rigueur des faits peut être ressenti comme une critique frontale. Mais est-il si difficile de comprendre que c'est justement en traitant l'autre en égal qu'on lui reconnaît toute sa dignité? Et que, en lui manifestant au contraire un respect artificiel codifié, on le traite en icône vénérable, c'est-à-dire en objet, en monstre inconnu, au mieux en étranger, en intouchable! Moi, quand on me traite avec ce froid respect, je ressens profondément la brûlure de l'ostracisme, comme lorsque, en Inde, je croise en rue des gens de castes cloisonnées dont les regards me traversent comme si je n'existais pas. Je souffre alors du racisme. Pourquoi mes collègues africains me demandent-ils de les traiter si mal, de leur montrer par le rideau de fer de mes distances respectueuses que je ne les juge pas dignes d'entrer dans mon monde pour y manipuler ensemble des concepts libérés des clichés?
Je pense qu'on peut arriver à se comprendre sur cette forme de respect qui est celle de l'amitié, de la fraternité humaine et non de la tradition hiérarchique.

Ce qui est peut-être plus difficile pour vous, ne serait-ce pas d'accepter que vous possédez, nécessairement, des réponses beaucoup plus adéquates aux problèmes de votre propre pays, mais que vous hésitez même à en prendre conscience? Parce que cela serait souvent risqué d'avoir vos propres idées, de les défendre, d'ainsi vous retrouver "free-lance" et donc de sortir du cocon de la famille, du clan, de la caste? Et surtout, ne serait-ce pas une sorte de sacrilège suicidaire que d'aller à l'encontre des paradigmes de l'Europe, si puissante, si industrielle, si "civilisée"?
N'est-ce pas là le pire effet du contexte post-colonial: faire taire votre créativité parce que vous êtes tellement convaincu de la puissance, de la richesse, de la science de l'occident que vous n'oseriez pas travailler à des solutions qui sortiraient de ce système ou même s'y opposeraient?

Il vous faut retrouver votre fierté. Il vous faut comprendre que les Européens qui ont voyagé et rencontré d'autres cohérences ne croient pas que le système matérialiste occidental est l'aboutissement de la créativité humaine. Au contraire ce n'est qu'une étape, la première peut-être, sur le chemin de la libération de l'être humain des asservissements qu'il a dû supporter jusqu'ici pour arriver à survivre.
Laissez libre cours à votre propre analyse et libre créativité à vos propres solutions.
Que le placide Zébu pie noir lâche enfin sa bouse à lui sur les parkings des supermarchés de la société de consommation.

Comme disait le vieux sage de mes rêves, ne jetons pas de cailloux aux Zébus placides qui nous surprennent par leurs réactions naturelles. D'où qu'ils viennent, ils suivent et expriment leur nature.
Mais efforçons-nous tous d'élargir notre "carte du monde " pour étendre nos fraternités, libérer nos créativités et multiplier les solutions possibles à l'épanouissement de tous.


(1) Depuis la longue occupation espagnole par les sbires sanguinaires du Duc d'Albe, la langue belge s'est enrichie de nombreux idiomes espagnols, dont cette gayole, une cage, pas nécessairement carcérale, qui tire sa musicalité directement de la "gayola" hispanique.